Theresa Révay #1

Née à Paris en 1965, Theresa Révay a fait des études de lettres avant de s'orienter vers la traduction de romans anglo-saxons et allemands. Son premier roman historique, Valentine ou le Temps des adieux, paraît aux éditions Belfond en 2002, suivi en 2005 de Livia Grandi ou le Souffle du destin, pour lequel elle sera finaliste du prix des Deux-Magots 2006. Son troisième en 2008, La Louve blanche connaît un succès rapide qui se prolonge avec la suite Tous les rêves du monde en 2009. Traduite dans de nombreux pays, dont l'Allemagne et l'Italie, elle s'impose aujourd'hui comme l'une des romancières majeures de grandes fresques historiques.

 

1. Chacun de vos romans rencontre un grand succès : quel est votre secret ?!

Merci, mais je n'oserais tout de même pas parler de "grand" succès ! Cependant, il est vrai qu'une complicité s'établit avec un cercle grandissant de lecteurs au fil de mes livres, ce qui m'encourage beaucoup. Le secret ? Peut-être mon travail de recherche rigoureux et ma sincérité de romancière. Je crois qu'on apprécie aussi bien l'armature historique documentée que l'émotion des personnages. Cet alliage permet de s'évader de manière divertissante, de découvrir un contexte ou des lieux, tout en s'ouvrant à des points de vue de différents peuples sur un même événement historique. J'aime dévoiler des circonstances parfois méconnues en faisant voyager mes lecteurs, et j'attache autant d'importance aux personnages secondaires qu'aux héros, ce qui étoffe le roman. Par ailleurs, mon écriture se veut fluide et visuelle. Elle permet, me semble-t-il, de s'immerger ainsi pleinement dans le récit.

 

2. Vos intrigues prennent place au coeur du XXe siècle. Pourquoi cette période en particulier ? Est-ce une période à laquelle vous auriez aimé vivre ?

Le XXe siècle me passionne car il est celui de toutes les ruptures. Les bouleversements sont politiques, sociaux, idéologiques, religieux... La société se métamorphose. Cette révolution des mentalités offre un arrière-plan d'une intensité dramatique très inspirante.

L'Europe a été déchiquetée au cours des deux guerres mondiales. Cela a eu une résonnance singulière dans ma propre famille. Mon père étant d'origine hongroise, je garde une sensibilité toute particulière pour ce "rideau de fer" qui s'est abattu telle une guillotine, séparant les pays et les familles. J'ai été élevée avec la notion que l'Histoire est une réalité souvent tragique et j'ai appris à essayer de toujours voir les choses sous des angles différents. L'exil est un thème cher à mon coeur, que l'on retrouve chez nombre de mes personnages. Je suis taraudée par une seule envie : comprendre.

Je n'aurais pas aimé vivre l'effroi des guerres ni le déracinement que j'évoque souvent. Une période plutôt joyeuse, en revanche, devait être celle de la fin des années 50. Mais là encore, cela dépendait du pays où l'on se trouvait. 

 

3. Ecrire un roman, c'est avant tout être inspiré. D'où vient votre inspiration ? Ou qu'est-ce qui vous a poussé à écrire l'histoire de Xénia ou celle plus récente de Julian ?

Quelle mystérieuse alliée que l'inspiration ! L'étincelle de chaque livre est différente. Elle fut particulièrement surprenante pour La louve blanche. Je terminais d'écrire mon roman précédent quand deux personnages ont littéralement surgi dans mon esprit un dimanche, en plein déjeuner ! D'eux, je savais seulement que l'héroïne était une Russe blanche, mannequin à Paris dans les années 20, et lui photographe de mode à Berlin. À l'époque, je n'avais jamais encore été à Berlin, je ne connaissais rien à la photographie de mode, et je ne pensais pas à la Russie puisque j'écrivais sur Venise. C'était à la fois intimidant et formidable. J'ai terminé mon roman sur les souffleurs de verre, et je suis partie en quête de ces deux héros en commençant par me rendre dans une bibliothèque russe afin d'y lire des témoignages de réfugiés, et en découvrant la belle bibliothèque de la Maison de la photographie. Xénia et Max se sont clairement imposés à moi et m'ont dicté leur histoire. Un cadeau du ciel, vraiment.

Pour Julian, dans Dernier été à Mayfair, j'avais simplement eu envie d'évoquer le chant du cygne de l'aristocratie britannique. Et cette idée m'est venue avant le succès de "Downton Abbey", la remarquable série télévisée anglaise !

L'inspiration est toujours un frémissement intérieur, un désir, un élan... Je reste à l'écoute de mon intuition, je fouille, j'étudie en bibliothèque, je parle autour de moi, je rêvasse... Quelque chose de mystérieux me guide. Et selon les romans, c'est un combat plus ou moins ardu qui s'engage pendant deux ans. D'une certaine manière, les personnages s'expriment à travers moi. Ils sont fictifs, bien sûr, mais tous retracent des expériences réelles, vécues dans les mêmes circonstances. Je dialogue avec eux au cours de l'écriture. Je les écoute, je leur parle, parfois je les engueule, je souffre et je me réjouis avec eux !

 

4. C'est bien connu, les auteurs s'attachent à leurs personnages ; parmi tous ceux dont vous avez conté l'histoire, lequel vous est le plus proche ?

Certaines rencontres m'éblouissent. Dans Livia Grandi, la jeune Allemande Hanna a pris d'emblée une place que je n'avais absolument pas prévue dans le synopsis. Elle s'est imposée de manière incroyable.

Max von Passau, dans La louve blanche, reste l'un de mes héros préférés. Son tempérament, sa générosité, son élégance de cœur et d'allure m'enchantent. Mais j'ai aussi une grande tendresse pour Sara, son amie juive berlinoise. Xénia m'a toujours semblé plus distante, et pourtant, pour avoir affronté moi aussi des épreuves - comme beaucoup d'entre nous - je comprends pourquoi elle s'est endurcie, et elle m'émeut.

Enfin, je suis infiniment touchée par le courage et la sensibilité de Leyla, l'héroïne de mon roman à paraître cet automne. À vrai dire, j'ai aimé tous les personnages de L'autre rive du Bosphore. Ils ont illuminé ma vie pendant un an d'écriture.

Vous voyez comme il est difficile de choisir ! Cette relation avec ses personnages est l'un des secrets les plus intimes du romancier. Une part de nous est souvent nichée en eux de manière inconsciente. Ils reflètent aussi parfois un trait de caractère que nous aurions aimé posséder. Mais d'aucuns nous demeurent parfaitement étrangers, même au fil de l'écriture. Certains héros se donnent à vous, d'autres se montrent plus pudiques. Tous nous marquent à jamais.

 

5. Entre le travail de recherche et la rédaction d'un roman, il s'écoule deux ans, deux ans pendant lesquels vous ne vivez (presque) que pour votre roman. Comment vous organisez-vous personnellement ?

J'ai toujours travaillé chez moi, comme traductrice, lecteur pour différentes maisons d'édition, ou romancière. Cela exige une rigueur particulière car je fixe moi-même mes heures de "bureau". Je suis plus libre que d'autres, puisque je peux m'accorder des moments d'interruption à volonté, mais mon travail déborde souvent sur les week-ends ou les nuits. J'aime particulièrement écrire la nuit, lorsque le calme est propice à la réflexion. N'ayant pas d'enfants, cela m'est plus facile de découper mes journées en fonction de mon écriture. Je dois avouer que je travaille beaucoup, mais c'est une passion, pas un calvaire !

En cours d'écriture, quand l'histoire n'avance pas, il m'arrive de m'enfermer pendant plusieurs jours sans voir personne. Je deviens très farouche, peu disponible pour les autres. Mutique, alors que je suis bavarde. Toute mon énergie est concentrée sur l'histoire, sur les rebondissements qui m'échappent, les dialogues qui ne collent pas. Je perçois l'obstacle que je dois surmonter. J'y pense de manière obsessionnelle. Heureusement, mon entourage me connaît et l'accepte. Je leur en suis très reconnaissante, car partager quelqu'un avec des personnages imaginaires mais intensément présents peut se révéler exaspérant.

 

6. Vos romans sont un équilibre parfait entre l'histoire et le romanesque. N'est-ce pas trop difficile à gérer le fait d'écrire un roman dont la base historique ne doit pas alourdir le récit ?

L'un des secrets pour éviter d'être didactique et ennuyeux est de toujours se placer dans la peau d'un personnage. En quoi les événements historiques le touchent-il directement ? Quelles conséquences ont-ils sur sa vie personnelle ? On se sert beaucoup des dialogues pour expliquer les situations. Je dois hélas sacrifier de nombreux détails, ce qui me désole. Et je sais qu'inévitablement certains passages sont peut-être un peu longs, mais il est difficile de tout résumer. Pourtant, c'est bien ce côté historique qui m'intéresse. Développer des destins romanesques à travers une réalité que j'essaye de rendre le plus fidèlement possible constitue le sel de mon travail. C'est ce que j'aime faire, et je me plie de mon mieux aux exigences nécessaires pour rendre le fruit de mes recherches agréable à la lecture.

 

7. La fin de Dernier été à Mayfair a un petit côté fin ouverte puisque le destin de certains personnages restent en suspens ; une suite est-elle envisageable ou prévue comme ce fut le cas pour La louve blanche (suite : Tous les rêves du monde) ?

Non, j'ai mené les personnages de Dernier été à Mayfair au terme de leur aventure. La seule, éventuellement, que j'aurais aimé emmener plus loin aurait été May Wharton, l'aviatrice américaine. J'ai beaucoup apprécié sa personnalité, regrettant presque qu'elle n'occupe pas une place plus importante dans le roman. Si certains personnages semblent peut-être en suspens, c'est surtout parce qu'ils sont jeunes. Un romancier ne peut jamais être parfaitement exaustif, à moins de les faire mourir. Voyez cette tentative contemporaine - que je déplore, pour ma part - de poursuivre des chefs d'œuvre commeAutant en emporte le vent ou certains romans de Victor Hugo. Un romancier attentif sait ce qu'il fait. Et souvent la clé de l'avenir du personnage se trouve dans une phrase ou deux. Mais il est vrai qu'il faut penser au lecteur et ne pas le laisser sur sa faim.

À l'origine, La louve blanche avait été conçue pour se suffire à elle-même. En arrivant au terme du roman, j'avais néanmoins trouvé qu'il y avait une légitimité historique pour poursuivre le récit. Comment résister au cadre fascinant du Berlin de l'après-guerre ? Mais surtout, les personnages m'habitaient avec une telle intensité que ce fut pour moi, et pour mon éditrice, une évidence. Je peux même vous avouer que j'avais en tête un troisième tome, qui mènerait Xénia jusqu'en 1989, avec la chute du Mur et son retour en Union Soviétique. Cependant, je n'envisage pas de l'écrire pour le moment. Un jour, peut-être ?

Il faut savoir que les auteurs sont aussi tributaires des demandes de leurs éditeurs. La liberté des choix du romancier n'est pas absolue. Des impératifs de stratégie commerciale entrent aussi en jeu. C'est peut-être regrettable, mais c'est la réalité d'aujourd'hui, car le contexte est difficile.

 

8. Vous écrivez des romans historiques, mais avez-vous des auteurs du genre que vous appréciez particulièrement ? Ou plus généralement, quels sont vos auteurs fétiches ? Et votre dernier coup de cœur ?

Mon maître a toujours été Henri Troyat. Adolescente, je me souviens avoir dévoré La lumière des justes. C'est certainement son immense talent qui m'a donné le goût du roman historique. J'avais aussi été transportée par le magnifique roman de M.M Kaye Pavillons lointains, qui se déroule aux Indes. Ce furent là pour moi deux révélations. Le roman de Jeffrey Archer Kane et Abel m'avait aussi beaucoup plu à sa parution. J'apprécie le rythme et l'efficacité de l'écriture anglo-saxonne. J'ai eu la chance de parler anglais très tôt, ce qui m'a incitée à lire d'emblée ces auteurs dans leur langue originale. J'essaye d'apporter à mes romans une partie de cet élan.

Je n'ai pas tant des auteurs fétiches que des livres qui m'ont marquée. Ainsi, Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar, Retour à Brideshead d'Evelyn Waugh, L'histoire des Forsyte de John Galsworthy, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme de Stefan Zweig, Le Parfum de Patrick Süskind, Le testament français d'Andreï Makine... Et tant d'autres, bien sûr.

Mon tout dernier coup de cœur est pour le magistral roman de Pierre Lemaitre Au revoir là-haut, chez Albin Michel. Je suis fascinée par la guerre de 14, et Pierre Lemaitre a su rendre l'époque de la démobilisation et le drame des gueules cassées avec une grande sensibilité, faisant preuve d'une maîtrise dramatique remarquable, d'un style pétillant, d'un souffle romanesque à la fois intelligent et plein d'émotion.

 

9. Le 17 octobre prochain, sort votre sixième roman L'autre rive du Bosphore ; sans trop en dévoiler, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Je campe mon histoire à Istanbul, une ville mythique entre toutes, à une époque méconnue, celle de l'occupation de la ville en 1918 par les Alliés, dont les Anglais et les Français. J'ai été fascinée par la rencontre entre l'Orient et l'Occident, par la confrontation entre les traditions et la modernité. La ville était alors aussi un refuge pour des milliers de Russes blancs qui fuyaient la révolution bolchevique. Un formidable damier riche en couleurs et en intensité pour faire évoluer des personnages !

Lors de mes recherches, le rôle joué par les femmes turques m'a étonnée. Je ne me doutais pas de leur implication dans la guerre d'indépendance de Mustafa Kemal ; j'ignorais tout de leur vaillance et de leur force de caractère. J'ai découvert des choses passionnantes. Chacun des personnages de ce roman m'a touchée. Aussi bien Gülbahar, l'ancienne esclave circassienne fidèle aux traditions de l'empire ottoman, que Leyla, sa courageuse belle-fille à l'esprit si moderne, ou encore Louis, l'officier français qui tombe fou amoureux au risque de tout perdre.... Les écouter me raconter leur histoire fut pour moi une magnifique aventure.

 

10. Avez-vous déjà d'autres personnages en tête ou bien préférez-vous prendre un peu de temps avant de replonger au cœur d'une histoire ?

À la fin d'un roman, on ressent un grand vide, comme un "baby-blues" ! Même si les personnages laissent longtemps résonner un écho en soi, on éprouve une envie viscérale d'une nouvelle histoire pour combler cette absence. Pour l'instant, j'ai l'idée d'une époque, de quelques lieux, et mon intuition me guide vers certains thèmes. Je commence donc dès à présent ma documentation, puisque je suis un auteur très lent, et qu'il me faut de longs mois de "maturation"...

À vrai dire, c'est une période délicate. On quitte des personnages infiniment aimés pour partir à la découverte d'un autre univers. C'est comme de débarquer en terre inconnue. On est nu, désarmé, et l'on éprouve un mélange d'inquiétude et d'excitaton. Je sais pourtant qu'au détour d'une page lue, d'une conversation, au fil de mon inspiration, viendront à moi d'autres héros, avec leurs failles, leurs drames, leurs joies aussi, et qu'ils me prendront par la main pour me faire vivre des émotions incomparables, une nouvelle fois.                        

 

Un grand merci à Theresa pour avoir pris le temps de me répondre!

Le 20 août 2013

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